Boleslas Biegas a le compas dans l’œil

S’agit-il d’un homme ou d’une femme ? Que signifient sa pose, la gestuelle de ses mains, l’expression de son visage ? Difficile de savoir sur quel pied danser devant cet être dont les traits paraissent féminins mais dont l’anatomie fait penser à celle d’un corps masculin…

La coiffure fait écho à la coupe à la garçonne en vogue chez les femmes dans les années 1925, à moins que l’on ait affaire à un jeune éphèbe s'étant laissé pousser les cheveux. Tout aussi énigmatique est son sourire, dont on ne sait s’il se veut complice du spectateur ou s’il s’agit d’un rictus sardonique, comme le suggère le titre du tableau, La Danse du mépris.
La position des mains, très étudiée, est inspirée des mudras, ces gestes sacrés omniprésents dans les danses hindoues depuis des millénaires. Ils font ici écho à l’histoire d’amour que Boleslas Biegas vécut à Paris avec une princesse indienne, passion qui fut suivie par une longue relation épistolaire. La main gauche du modèle comme son buste projeté en arrière semblent marquer le refus, malgré le déhanchement presque provocateur et le sourire à demi enjôleur. Bien malin enfin qui pourra dire s’il est nu ou vêtu d’un justaucorps, comme en portent les danseurs.

Par sa palette acidulée, il se détache d’un fond de tons plus froids. Mais tout n’est que cercles et points minuscules. Biegas faitil référence au pointillisme de ses aînés ou à la technique de la coquille d’œuf, dont Jean Dunand fit grand usage sur ses paravents vers 1925 ?
À défaut de traduire le mouvement, cet enchevêtrement de cercles tracés précisément donne du relief. Biegas peint ses premiers tableaux sphériques à partir de 1912. Cette étape marque pour lui la redécouverte d’un outil, le compas, qui devient un de ses instruments privilégiés au même titre que le pinceau.
Les surfaces engendrées par les cercles présentent des aplats uniformes ou une facture pointilliste. Si la dynamique des réseaux s’apparente parfois aux lignes de force des futuristes italiens, que le peintre avait rencontrés par l’intermédiaire du poète symboliste et critique d’art Gustave Kahn, l’attention accordée au compas échappe à toute tentative de mécanisation.

«Champion du cercle»
Guillaume Apollinaire, dans L’Intransigeant du 28 juin 1912, à l’occasion de l’exposition consacrée à Biegas au théâtre Femina, avenue des Champs-Élysées, s’enthousiasme : «Le firmament où sa ferveur l’élève est peuplé d’êtres aux couleurs symboliques, aux formes belles et simples, auxquels l’artiste imprime le mouvement mélodieux des sphères. Cet art élevé, qu’il faut rattacher à l’art religieux, est digne d’arrêter l’attention.» Il faut attendre l’ouverture de l’exposition des « Peintres et sculpteurs polonais au profit des mutilés de l’armée polonaise » le 30 novembre 1918, dans le palais du comte Potocki, avenue de Friedland, pour que soit lancée l’appellation de «sphérisme», dans la bouche de son inventeur, Biegas lui-même. Six œuvres sont présentées à cette manifestation.

L’artiste en réalisera une centaine, pour la plupart montrées au Salon d’automne, à celui des Indépendants, au pavillon de Magny, à partir de 1919. Et saluées par les critiques Michel Georges-Michel, Pascal Forthuny, Louis Vauxcelles et Claude Chauvière – qui définit le peintre comme le «champion du cercle». «Biegas voit tout en rond, et il l’explique logiquement : la Terre est ronde, la Lune est ronde, l’homme a des circonvolutions au cer - veau, la circulation du sang et le chemin de fer de ceinture qui font le mouvement circulaire uniforme… », écrit le journaliste dans L’Heure le 19 mai 1919. Faut-il toutefois voir dans ses propos de la moquerie ? Absolu - ment pas, tranche Xavier Deryng, universi - taire et auteur du catalogue raisonné des œuvres de Biegas. Jusqu’en 1914, l’artiste n’avait manifesté aucun intérêt pour les mouvements du corps humain. Après la Première Guerre mondiale, la danse occupera une place privilégiée, tant dans ses œuvres sphériques que dans celles de son cycle de la « Mystique infinie ».
Danse du mépris, de l’arc-en-ciel, de la victoire… plusieurs tableaux font référence aux chorégraphies. Biegas est alors très lié à Paul Swan (1883-1972), danseur, peintre, sculpteur, acteur et poète américain, installé à Paris, et accessoirement «the most beautiful man in the world»…

Berger, artiste et écrivain
Étonnant parcours que celui de Boleslas Biegalski, né à Koziczyn dans la région de Varsovie, et que la mort prématurée de ses parents et de son frère incline vers un tempérament méditatif et tourmenté.
Devenu berger, il sculpte des morceaux de bois, de la terre. Remarqué par des châtelains polonais, il poursuit ses études à l’Académie des beauxarts de Cracovie, se lie aux artistes de la Sécession viennoise, avant de s’installer dans un atelier rue Ferrandi, proche de Montparnasse. Il est difficile de dater La Danse du mépris, car contrairement à ses sculptures, Biegas, à qui l’on doit aussi des pièces de théâtre, signait ses tableaux mais ne les datait jamais.
Elle a probablement été réalisée vers 1922-1925, son auteur n’exposant plus que des tableaux de la « Mystique infinie », des œuvres évoquant des palais féeriques et illu - minés peuplés de petits personnages d’un blanc laiteux…
Notre tableau, légué par l’artiste à la Société historique et littéraire polonaise de Paris en 1954, passé par les galeries Krugier à Genève et Vallois à Paris, cédé (32 835 francs, soit 9 145 € en valeur réactualisée) ainsi que plusieurs dizaines d’autres œuvres de sa main, le 30 juin 1987, à l’Hôtel Drouot, par maître Cornette de Saint Cyr, suscite déjà l'intérêt de nombreux collectionneurs et amateurs polonais…

 Boleslas Biegas (1877-1954), La Danse du mépris, huile sur carton marouflé sur toile, 99 x 75 cm, détail. Estimation : 25 000/30 000 €